cailloux n°125

how is dark matter?

cailloux*
3 min ⋅ 15/11/2025

J’aime toujours les strips de Tom Gauld. Dispo aussi en français chez 2042.

*

Pendant les longues années qui suivirent l'enfance, je continuai à cultiver la solitude, traquant le silence jusqu'à son insaisissable horizon, une quête exigeant une qualité d'attention particulière, un oubli de soi qui me rendrait capable de supporter la plus rigoureuse, la plus méticuleuse considération de l'autre, de traiter cet autre comme le plus honorable objet de contemplation. Au fil de ce processus, je me verrais réduite, diminuée; je serais ultimement épurée jusqu'à cesser d'exister. Je serais bonne. Je serais tout ce qui m'avait jamais été demandé.

Obéissantes et Assassines de Sarah Bernstein (trad. Catherine Leroux) est une de mes lectures les plus marquantes cette année. Je ne sais pas si c’est un livre que l’on peut conseiller comme ça, à la cantonade, tant il est singulier.

La narratrice est une femme qui se voue, dit-elle, à l’effacement, à la docilité et à l’obéissance. Tout le récit évoque les rapports de domination, interpersonnels et historiques, c’est-à-dire comment la violence se reproduit à travers l’histoire et les personnes. C’est évoqué de manière obscure, légèrement inquiétante, avec des circonvolutions, des répétitions des détours. Malgré tout, ça avance implacablement.

Sans doute que ça restera trop abscons pour certaines personnes car il n’y a pas de dénouement, pas de lumière qui éclaire tout, mais je crois que pour d’autres ce sera très évocateur, pour celles qui ont vécu dans leur corps ou leur histoire ces tentatives de faire ployer, d’annihiler, cette façon de réprimer la colère sous l’humiliation et la soumission.

*

À propos de l’avènement des IA génératives utilisées pour tout et souvent n’importe quoi – la production d’images d’illustration, le coding, l’écriture d’emails, le soutien psychologique, et ici la traduction avec Martin Lafréchoux :

Depuis 2017 et l'invention du transformer, les grands modèles de langage ont changé mon métier à peu près exactement comme la mécanisation avait disrupté les guildes de tisserands au début du XIXe (c’est bien pourquoi, il y a quinze ans, je parlais de «mécanisation du langage» à propos de ce qui était déjà en train de nous arriver). À vrai dire, pendant un de mes cours, un étudiant a levé la main pour dire « Ça ressemble quand même beaucoup à mon travail à l'usine de gâteaux, ce que vous décrivez », et j'ai répondu « Oui, absolument ». L’ouvrier surveille les gâteaux qui passent devant lui sur un tapis roulant et remet droit ceux qui ne le sont pas. Le post-éditeur, comme on appelle les personnes payées à corriger les textes traduits automatiquement, fait pareil avec les mots.

Et non, ce prétendu progrès n’est pas une évolution inévitable et naturelle de la technologie à laquelle il faut s’empresser de se soumettre. On peut lui couper la tête à l’IAgen/LLM (Large Language Model) et le meilleur moyen de le faire c’est de se rappeler que ça n’en a pas de tête, ni de cerveau et encore moins d’esprit.

Un LLM ne pense pas, n’hallucine pas, ne crée pas, ne ment pas, ça ce sont les humains qui le font. Un LLM ça met des mots (ou des pixels) les uns après les autres en fonction de la probabilité que ces mots (ou pixels) aient déjà été mis les uns après les autres. Et pour que ça fonctionne – que ça nous résume une réunion, que ça nous dise quoi mettre dans notre valise pour les vacances, que ça nous fasse gagner du temps (vraiment ?) – on exploite des humains qui eux ont des têtes, des cerveaux, des esprits. Et on exploite des ressources dont on a besoin pour des choses bien plus cruciales comme vivre (l’eau par exemple, cf. Van Damme 2010).

J’ai vu récemment sur LinkedIn un psychologue chercheur affirmer que l’idée que le travail des psys ne pourra pas être remplacé par une IA n’est pas evidence-based. Cela constitue un bon rappel que l’evidence-based ne constitue pas l’alpha et l’omega de la réflexion et de la recherche. L’éthique et le politique c’est utile, aussi.

*

Sans aucune transition, je suis devenue fan de l’émission britannique Taskmaster (encore une preuve de la supériorité de la télévision grande-bretonne) dont on peut regarder l’intégralité des 20 saisons sur internet. Le principe est simple : un casting de 5 humoristes exécutent des tâches toutes plus absurdes et farfelues les unes que les autres, pour gagner des prix stupides. Si je n’avais qu’un argument pour vous convaincre de regarder cette émission, c’est cette séquence issue de la saison 19. J’ai enfin compris les gens qui hurlent devant le foot, quel suspens ! I’m locked in.

Dans le même style, si vous avez environ 6€ à dépenser par mois, je conseille vivement de prendre un abonnement à Dropout.tv, une plateforme indépendante qui produit et diffuse des jeux hilarants (Game Changer !), des campagnes de DnD, et des comedy specials (Chris Grace as Scarlett Johansson est extra, Four Pills de Cameron Esposito sur la bipolarité aussi et j’ai été légèrement traumatisée par le génie de Courtney Pauroso dans Vanessa 5000). Ce qui ne gâche rien c’est que le casting est divers sans que cela soit un argument marketing et que Dropout rémunère toutes les personnes qui contribuent à son fonctionnement de façon équitable.

*

Les envois de cette lettre se font de plus en plus espacés, je m’en rends bien compte. Peut-être que ça finira par s’arrêter tout à fait, on verra. Peut-être à la prochaine fois !

cailloux*

cailloux*